Fiducie et droit de la famille : Peut-on contourner les règles du patrimoine familial par la constitution d’une fiducie?

Jeudi 19 Décembre 2019

Publication générale

fiducie et droit familial

Le 12 décembre 2019, la Cour suprême (CSC) a rendu une décision importante en matière de droit familial et fiducie.


La question qu’avait à décider la CSC était de savoir si la valeur d’une résidence familiale acquise et détenue par une fiducie contrôlée par l’un des époux devait être incluse dans le patrimoine familial même en l’absence de fraude ou de mauvaise foi.


Retour sur les faits


M. Karam et Mme Yared se sont mariés à Beyrouth en 1998. Ils ont eu quatre enfants. En août 2011, la famille, en vacances à Montréal, a découvert que madame Yared souffrait d’un cancer et que ses jours étaient comptés. Par la suite, les parties ont décidé de s’établir à Montréal.


En octobre 2011, les époux ont choisi de constituer une fiducie familiale. L’acte de fiducie prévoyait que M. Karam et sa mère seraient fiduciaires et que Mme Yared et les enfants en seraient bénéficiaires. Le but de cette fiducie était de constituer un patrimoine d’affectation distinct pour favoriser les enfants compte tenu de la maladie de Mme Yared et du fait que M. Karam deviendrait parent unique.


En 2012, la fiducie a acquis un immeuble de Montréal d’une valeur de 2 350 000 $. La famille a par la suite habité l’immeuble. En 2014, Mme Yared a quitté la résidence et a intenté une demande en divorce. Elle est décédée en 2015, avant que le divorce ne soit finalisé. Les frères de Mme Yared sont les liquidateurs de sa succession et demandent à ce que la valeur de la résidence soit incluse dans patrimoine familial.


Décision des instances inférieures


Cour supérieure


Le 15 novembre 2016, le Juge Serge Gaudet a déclaré que les droits d’usage de la résidence détenue par la fiducie faisaient partie du patrimoine familial et a fixé la valeur de ces droits d’usage à la valeur marchande de l’immeuble.


Pour ce faire, le juge de première instance s’est appuyé, entre autres, par analogie au principe de la « levée du voile corporatif », sur la possibilité de lever le voile fiduciaire et a constaté que l’époux avait le plein contrôle de la fiducie et en conséquence, de l’immeuble.


Cour d’appel


M. Karam a porté cette décision en appel.


La Cour d’appel du Québec (CAQ) a renversé le jugement de première instance et statué à l’effet que la notion de « levée du voile fiduciaire » n’existe pas au Québec. Après analyse des circonstances spécifiques du cas, elle a statué également, que la fiducie n’avait pas été constituée dans le but d’éluder les obligations découlant du patrimoine familial et donc, l’immeuble acquis par la fiducie ne faisait pas partie du patrimoine familial. À la limite, si les droits d’usage en faisaient partie, chacun des époux aurait bénéficié du même droit d’usage dont la valeur s’annulait.


La CAQ mentionne que les dispositions relatives au patrimoine familial offrent les remèdes nécessaires advenant le cas où l’un des époux usait de stratagèmes pour contourner les règles de ces dispositions d’ordre public.


Cour Suprême du Canada


La succession de Mme Yared a appelé de cet arrêt.


La Cour suprême du Canada, par un banc de 7 juges, dont 5 majoritaires et 2 dissidents, a accueilli le pourvoi de la succession et inclus la valeur de l’immeuble dans le patrimoine familial.


Après une analyse de la notion de fiducie en droit québécois, du rôle des fiduciaires, de l’étude des dispositions du patrimoine familial, la CSC réitère le principe important à l’effet que les dispositions du patrimoine familial sont d’ordre public.


Ces dispositions font partie d’un ensemble de règles correctives visant à promouvoir l’égalité économique entre époux, devant donc être interprétées de façon généreuse et libérale et de manière à favoriser l’inclusion des biens dans la valeur à partager, plutôt que de l’exclure.


La CSC réitère en conséquence que les époux ne peuvent pas contourner les obligations prescrites par les règles relatives au patrimoine familial, par la constitution d’une fiducie.


Dans le cas sous étude, M. Karam avait confirmé, par son témoignage, que la famille utilisait l’immeuble comme résidence familiale. La CSC mentionne que si la Cour devait en venir, après étude des circonstances spécifiques du cas, à la conclusion que la résidence ne fait pas partie du patrimoine familial, il serait alors possible que les droits qui en confèrent l’usage, eux, en fassent partie.


La CSC, réitérant le principe de la primauté de l’évaluation des témoignages par le juge de première instance, mentionne que si ce dernier est convaincu que la famille avait un droit d’usage de l’immeuble, cette évaluation doit être respectée, à moins d’une erreur manifeste. La CSC indique qu’il y a lieu, à cet égard, d’étudier les circonstances du cas afin d’évaluer s’il y a effectivement des « droits qui en confèrent l’usage » ou non.


Par exemple, la CSC souligne que la simple occupation d’une résidence qui n’appartient pas aux époux ne donnera pas automatiquement lieu à des « droits qui en confèrent l’usage » au sens de l’article 415 du Code civil du Québec (C.c.Q)


Par ailleurs, les juges majoritaires soulignent que « les droits qui confèrent l’usage » dont il est question à l’article 415 C.c.Q. ne se limitent pas aux démembrements du droit de propriété. Ainsi, les résidences familiales détenues par une fiducie ne sont pas, par principe, hors de la portée de l’art. 415 du C.c.Q.


De plus, notons que la CSC est d’avis que l’absence d’intention d’éluder les règles du patrimoine familial n’a pas d’incidence sur les « droits qui en confèrent l’usage » d’une résidence familiale, lesquels sont consacrés à l’article 415 C.c.Q. Il faut plutôt se demander si « l’interposition du patrimoine fiduciaire » a pour conséquence d’éluder les règles relatives au patrimoine familial.


De plus, la CSC, mentionne que le juge de première instance avait compétence afin de chiffrer la valeur des « droits qui en confèrent l’usage », le tout afin d’éviter la multiplication des recours et favoriser une conclusion plus rapide du dossier.


Levée du voile fiduciaire


Relativement à la notion de la « levée du voile fiduciaire », la CSC confirme qu’elle n’existe pas en droit québécois et qu’elle ne peut être appliquée par analogie à la notion de la « levée du voile corporatif » de l’article 317 C.c.Q.


Ainsi, dans le cas où la constitution d’une fiducie entre en conflit avec le fonctionnement du patrimoine familial, la CSC est d’avis que les tribunaux devraient régler le conflit en s’appuyant sur les règles relatives à ces institutions, les dispositions relatives au partage du patrimoine familial prévoyant les recours nécessaires afin de remédier aux cas où un époux ne respectait pas ces dispositions d’ordre public.


Ainsi, dans le cas d’une résidence familiale, les questions découlant d’un droit de propriété indirect ou de l’exercice d’un contrôle de fait sur le bien peuvent être analysées en s’appuyant sur la notion de « droits qui en confèrent l’usage » énoncée à l’article 415 C.c.Q.


Advenant le cas où l’un des époux aurait aliéné un bien faisant partie du patrimoine familial dans l’année précédant l’introduction de l’instance ou du décès d’un époux ou avant, dans le cas de mauvaise foi, c’est l’article 421 C.c.Q. qui sera sollicité pour voir s’il y a lieu ou non à un paiement compensatoire.


L’article 422 C.c.Q. permet au tribunal de corriger une possible injustice financière pouvant être due à l’acquisition d’un bien du patrimoine familial par une fiducie ou transféré dans une fiducie.


La CSC précise cependant que bien que les règles régissant le patrimoine familial soient d’ordre public, cela n’élimine pas pour autant la liberté des époux d’acquérir ou de vendre les biens inclus dans le patrimoine familial pendant le mariage ou de choisir de ne jamais en devenir propriétaire.


Dans les trois situations, tel que précisé au paragraphe 32 de la décision de la CSC les effets de la fiducie seront « levés » dans les faits pour permettre l’application de la mesure de réparation, sans toutefois faire référence à une levée du voile fiduciaire concrètement, puisqu’il vaut mieux ne pas faire référence à ce concept en droit québécois.


Conclusion


La valeur de la résidence acquise par une fiducie dont l’un des époux a le contrôle est incluse dans le patrimoine familial, et ce, même en l’absence de fraude ou de mauvaise foi.


La constitution de la fiducie ne doit pas avoir pour conséquence d’exclure des biens du patrimoine familial.


Les règles relatives au partage du patrimoine familial sont d’ordre public.


Les dispositions relatives au patrimoine familial prévoient les recours nécessaires afin d’assurer les compensations requises dans les situations où l’un des époux aurait tenté de contourner la Loi soit :


a) Le partage des « droits qui en confèrent l’usage » de l’article 415 C.c.Q.;


b) Le paiement compensatoire en vertu de l’article 421 C.c.Q;


c) Le partage inégal en vertu de l’article 422 C.c.Q;


Ces recours seront sujets au fardeau de preuve qui leur est applicable.


Nous retenons également de la décision de la CSC que la levée du voile fiduciaire n’existe pas au Québec.


Par ailleurs, la CSC n’a pas abordé les situations impliquant des fiducies détenant des biens qui devraient faire partie de la société d’acquêts et des revenus provenant d’une fiducie pour la fixation d’une pension alimentaire pour enfants ou pour époux. Il sera donc opportun de rester à l’affût des décisions subséquentes en matière de droit familial impliquant une fiducie, lesquelles mettront en application les principes consacrés par cet arrêt de la CSC.


Me Marie-Janou Macerola avec la collaboration de Me Camille Grimard


Alepin Gauthier Avocats Inc.


Cette chronique contient de l'information juridique d'ordre général et ne devrait pas remplacer un conseil juridique auprès d'un avocat ou d’un notaire qui tiendra compte des particularités de votre situation.

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